samedi 24 janvier 2015

7) J'suis le meilleur ! (2021)


Aéroport de Kahului, Maui, Hawaii, 5 Août 1992, 11 h 30.

Il fait une chaleur étouffante sur le parking de l'International Kahului Airport car cela fait deux jours maintenant que l'alizé est en panne sur le North Shore, une brise qui se révèle être bien rafraîchissante en cette saison sur l'archipel des îles Sandwich. Avec Arnaud, un collègue windsurfeur haut-normand, nous sommes venus accueillir ''Greg'', notre ami et gérant du shop Surf Océan de Rouen qui a pris une dizaine de jours de congés pour venir jouer avec nous dans les vagues hawaïennes. 


Son avion de la compagnie American Airlines est pile à l'heure, et après l'avoir retrouvé dans le hall, nous patientons quelques minutes afin de récupérer ses bagages et son matériel. Comme nous, Greg voyage relativement léger. Il n'a emmené à Maui que ses gréements, et compte bien louer une planche dans l'un des nombreux magasins situés sur l'île. Tout y est disponible, de la Hi-Tech asymétrique pour les fans des bottom turns à la Craig Maisonville, ou bien la dernière Mistral Naish Wave si vous avez l'intention de ressembler à Robby ! Chez Second Wind, il est possible d'acheter un flotteur à un prix tout à fait raisonnable puis de le laisser dans ce même windshop lorsque vous repartirez en France. Le patron va alors revendre votre flotteur et prendre au passage une commission de 20 % avant de vous envoyer votre argent. Ayant plusieurs fois adopté cette solution, j'ai toujours reçu mon chèque dans le mois qui avait suivi mon départ.


Une fois les bagages de Greg chargées dans le pick-up japonais, nous voici sur la route à destination de Paia. Celle-ci passe à quelques dizaines de mètres de la piste d'atterrissage de l'aéroport, et comme souvent, je ralentis pour être en phase avec un des nombreux Jumbo Jet qui se suivent à la queue-leu-leu dans le ciel avant de se poser. Le 747 de Delta Airlines passe quelques dizaines de mètres au-dessus de notre véhicule. L'odeur du kérosène est bien perceptible, et pour un peu, nous aurions pu apercevoir à travers les hublots les pilotes et les nombreux touristes venus passer une semaine de détente sur la côte sud de l'île !


Comme d'habitude, Greg est en pleine forme d'un point de vue verbal. Le jeune homme est toujours plein d'humour et aujourd'hui excité comme une puce à l'idée de venir faire du windsurf à Hawaii. Il commence à se moquer un peu de nous. ''Alors les filles, c'est comment Hookipa ? Parce que moi, j'y vais direct cet après-midi quelques soient les conditions !'' nous lance-t-il. Cela commence fort, mais aujourd'hui Arnaud et moi, nous avons décidé de nous venger bassement de tous les mauvais traitements que nous inflige Greg à longueur d'année... Nous souhaitons donc l'accueillir à la Mecque du windsurf comme il se doit, en lui racontant tous un tas de mensonges pour voir sa réaction !


Nous commençons par lui raconter que les policiers locaux, les ''cops'' comme on les appelle ici, sont des fonctionnaires intraitables et zélés. S'il t'arrête au volant en état d'ébriété, tu es bon pour une fouille au corps sous la menace d'un 347 Magnum et quelques jours de prison sans aucune possibilité de recours ! A la hauteur du golf de Spreckerlsville, Arnaud nous propose de boire un petit coup sous prétexte qu'il fait chaud et sort de son sac à dos un pack de canettes de bière.


La Budweiser ou la ''Bud'' est une boisson très prisée ici tout comme sur le Mainland, et quelle n'est pas la surprise de Greg lorsque j'attrape une des canettes de bière et en avale la moitié d'un trait. Je dois vous préciser que j'ai une forte intolérance à l'alcool, une sombre histoire d'enzyme déficiente. Je synthétise très mal la molécule d'éthanol d'après un ami pharmacien ayant fait sa thèse sur le sujet. Pour moi, un verre de cidre équivaut à environ 4 verres de téquila frappée pour quelqu'un de normalement constitué, et je mets environ 3 jours à éliminer dans un état nauséeux l'alcool présent dans mon sang. Je ne bois donc jamais et Greg le sait. Il est donc très surpris de me voir agir ainsi ! Ce qu'il ne sait pas par contre, c'est que la canette contient en réalité du jus d'orange...


''Eh Fabrice, tu es fou ? Tu sais bien que tu ne supporte pas l'alcool , tu vas être dans un sale état aujourd'hui et demain. Tu ne vas pas pouvoir aller naviguer !'' s'exclame Greg.  Je lui réponds alors tous un tas de sornettes, comme '' Ne t'inquiète pas, ici il fait tellement chaud que l'on transpire beaucoup et que j'élimine beaucoup plus vite !'' ou encore ''J'ai remarqué que le fait d'être un peu saoul me rend plus agile lors de mes rollers.'' Arnaud en profite pour en rajouter après avoir ingurgité le contenu de sa canette :''Demain, un gros swell venant des îles aléoutiennes est prévu, avec des vagues de plus de 5 mètres alors nous avons besoin d'un petit remontant pour gérer notre stress et aller affronter sereinement ces monstres liquides !''.


Greg est sidéré par nos paroles. Il faut dire qu'il est fatigué par le jet-lag et un peu groggy après plus de 23 heures passées assis dans les avions. Mais le pire reste à venir... Feignant d'être déjà grisé par les effets de l'alcool, je commence à légèrement zigzaguer, et aux environs de Baldwin Park, je range brusquement l'Izuzu sur le bas-côté. Greg se demande bien quelle mouche me pique.


''En parlant de grosses vagues, j'ai la trouille : on va s'en rouler une petite !''dis-je sans hésiter. Greg sourit car il pense que je plaisante. Comme moi, le garçon mène une vie saine. Il s'autorise quelques excès et donc quelques verres en soirée mais il a horreur du tabac : ''Un truc pour les pinpins. Pas étonnant que je les dépose tous en slalom à Saint-Aubin le dimanche, on dirait qu'ils naviguent avec le frein à main serré !''


Mais il fait nettement moins le malin lorsque Arnaud sort du papier à cigarette et roule un joint dans lequel il fait semblant de rajouter un peu d'herbe locale !  J'en rajoute vite une couche : ''Tu vas voir Greg, c'est la meilleure Pakalolo de l'île. C'est un ami argentin qui la fait pousser juste au dessus de Makawao, et tu vas nous en dire des nouvelles ! ''. Greg hallucine complètement , et nous demande si nous avons toute notre tête, ce à quoi je lui réponds placidement que l' ''On s'en fiche, on est à 20 000 kilomètres de chez nous et dans un mois nous serons repartis, alors on peut faire tout ce que l'on veut ici ! Vas-y Greg, c'est de la bonne !'' lui dis-je en lui tendant le faux-pétard ! Il refuse tout net et nous présente une mine déconfite, atterré par notre comportement et un peu triste aussi de ne pouvoir relever ce défi hors-norme.


C'est en trop pour Arnaud et moi, et nous partons dans un grand éclat de rire avant de lui raconter toute l'affaire...


Colline d'Hookipa, Maui, Hawaii, 8 août 1992, 16 h 45.


Cela a été une bonne journée de navigation, avec un swell puissant d'un mètre cinquante, les meilleures séries avoisinant les deux mètres, et un vent sideshore tribord de 20/25 noeuds pour une fois régulier, ce qui n'est pas si courant à Hookipa. Avec la bande de français présents sur place, nous nous sommes gavé de rollers et de jumps à bonne altitude, tout en n'oubliant pas d'ouvrir bien grandes nos mirettes afin d'admirer certains des meilleurs rideurs de la planète planter 4 backloops parfaitement posés sur le bord aller. Ou bien enchaîner les sections en surf et rentrer plusieurs aerials off the lip sur la même vague !


J'y ai laissé un mât en début d'après-midi sur une patate de corail : cela m'apprendra à vouloir faire le malin et tenter de slasher sur la lèvre à la Mike Waltze sur une section qui ferme alors que je suis en retard au niveau du timing... Heureusement, le dénommé ''Baby Cavanno'', un rouquin originaire de la région parisienne, m'a tout de suite dépanné en me revendant  pour la modique somme de 50 dollars U.S mon mât préféré de l'époque, un Gaastra Wave de 4 m 30. J'ai donc pu aller rejouer rapidement dans les déferlantes hawaïennes. 


Aux environs de 17 h 00, je discute avec mon sauveur sur le parking près de nos pick-ups respectifs, et le moins que l'on puisse dire, c'est que celui-ci n'est pas avare de compliments... à son propre égard ! ''J'ai encore super bien navigué aujourd'hui, avec des rollers en béton armé !''. J'ai observé plusieurs fois le jeune homme depuis quelques jours, sur l'eau comme depuis le rivage, et même ''s'il sait en faire'' comme on dit, je dois bien avouer que son placement sur l'épaule laisse à désirer et que son style n'est pas des plus académiques. Il ajoute sans sourciller que ''Francisco Goya m'a dit que mes rollers valaient les siens.''. Ouch ! Il y en a qui ne doutent de rien, mais vu le service rendu par le jeune homme, j'avoue que j'ai lâchement répondu un truc comme ''Super !'' afin de ne pas le froisser...


J'en connais un autre, notre Greg national pour ne pas le citer, qui n'hésite pas à se passer la brosse à reluire mais heureusement, celui-ci le fait par pure souci de la plaisanterie. Après avoir dégréer ma ART Wave 5,10 m² et enfilé un tee-shirt Angulo pour cause de température frisquette, je le rejoins sur la butte surplombant l'océan afin d'admirer une dernière fois le spot avant de reprendre la route de Paia.


Cela commence fort dès mon arrivée au sommet de la colline : ''Alors Fabrice, tu m'as vu ? J'ai tout donné, avec des high jumps à 10 mètres de haut comme à Siouville : il va falloir que je navigue un jour sur deux si je veux que mon corps tienne le coup !'' Je manque de m'étouffer en entendant de telles paroles mais le meilleur reste à venir.


Planté sur ses deux jambes tel une statue représentant un colosse grec, les bras croisés, le regard dirigé droit vers l'Océan et le soleil qui se couche sur les Maui Mountains se reflétant dans ses lunettes de soleil, Greg enchaîne avec un formidable : '' Purée les mecs, même au bout du monde, je suis le meilleur !!! ''

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