samedi 24 janvier 2015

16) Celui qui tua Jurgen Honscheid. (2021)


Pozo, Gran Canaria, Espagne, juillet 1990, 14 h 30.

Cela fait une semaine que nous sommes arrivés dans l'archipel des Canaries. Une fois n'est pas coutume, nous n'avons pas pris l'avion, mais nous avons embarqué avec notre voiture sur un ferry à Cadix, dans le sud de l'Espagne. Après 3 jours de mer, nous sommes arrivés à Las Palmas !


C'est un peu déroutant de remettre le pied à terre après un si long périple sur l'océan, et j'ai eu un peu de mal à marcher sur le quai, mais aussi à boucler mes premiers jibes sur le spot fétiche de Bjorn Dunkerberck. Il faut dire qu'à Pozo Izquierdo, le vent est extrêmement puissant, ce qui ne facilite pas les choses. L'île est quasi-ronde, et sur ce spot, l'alizé de secteur nord-est arrive tangentiellement et accélère de manière inouïe.


Je souriais d'ailleurs à tort le premier jour en voyant les locaux gréer des voiles de 3.4 m² et sortir de leurs housses des planches de vagues longues de 2 m 45... Maintenant que mes bras se sont allongés de 10 centimètres après 4 jours de navigation surtoilée dans un baston du diable, je comprends beaucoup mieux leurs choix !


Les vagues, elles, ne sont pas très grosses, mais largement suffisantes pour envoyer des jumps stratosphériques. Bjorn nous a régalé hier dans ce domaine. Il a commencé par un petit entraînement de slalom, avec remontée en mode course-racing tout au nord de la baie, puis retour sur la plage de galets pour des sauts très hauts et très longs. Le voir voler tel un condor à 8 mètres de haut équipé d'une 5.5 m² à cambers, quasiment au-dessus des gréements des autres planchistes, est un spectacle fabuleux.


Après ce petit échauffement, le jeune homme s'est refait une santé avec jus d'orange et barres de céréales à l'appui, puis a dégainé un prototype F2 de vagues et une 4.5 m² Neil Pryde Combat. Il n'a pas navigué très longtemps, une petite heure environ, découpée en  3 fois 20 minutes mais quelles 20 minutes : on se serait cru pendant un heat de World Cup!


L'hispano-hollandais tire sur tout ce qui bouge : forward engagé, table-top et back loop sur le bord aller, puis travail consciencieux de la vague en surf au retour. Comme le vent est un peu onshore à Pozo, c'est assez technique pour envoyer un off the lip digne de ce nom. On perd en plus du terrain en effectuant plusieurs fois de suite cette manoeuvre, et plutôt que de passer son temps à serrer le vent, Bjorn multiplie les duck tacks dans des rafales à plus de 40 noeuds afin de ne pas dériver sous le vent du spot...


Glass Beach, Fuerteventura, Espagne, quelques jours plus tard.


Nous sommes nombreux à avoir migrer sur Fuerteventura. Il faut dire que chaque année, la caravane du World Tour fait étape à Sotavento pour une épreuve combinée de vitesse et de slalom. Le site est idéal, l'alizé de nord-est accélérant entre les montagnes situées au centre de l'île et arrivant off shore à pleine puissance sur la plage du René Egli Pro Center. C'est là que sont logés les coureurs, et il faut bien dire que les soirées y sont un peu agitées... 


Pour notre part, nous avons trouvé un appartement tranquille sur la plage de Rocky Point, à deux pas de Corralejo. Nous partageons une grande maison avec plusieurs rideurs, comme Stéphane Wollenveider, le frère du shapeur français des flotteurs de la marque Tabou. Avec lui, nous profitons de quelques bonnes sessions sur le spot de Cotillo, lequel maximalise la houle d'ouest assez rare pendant cette période estivale. Puis le vent tourne un peu, en prenant une légère dominante nord, et c'est le moment que choisit le spot d'El Burro pour se réveiller.


La houle n'est pas très grosse en ce jeudi, et le vent side off shore est tout juste suffisant pour rejoindre le pic. Mais un fois au surf, quel régal ! Il y a là Bjorn Dunkerbeck et quelques amis à lui, comme le très doué Vidar Jensen, régulièrement classé dans le top 5 lors de l'étape de Pozo. Ils délaissent le temps d'un après-midi le plan d'eau clapoteux de Sotavento, celui-là même où Pascal Maka fut le premier homme à franchir la barrière mythique des 30 noeuds en planche à voile.


J'ai gréé 5.1 m² alors que certains arpentent le spot en 5.8m² et même si je plane à peine pour rejoindre le line up, je préfère ne pas être encombré par ma voile lors des surfs. J'ai sous les pieds un flotteur flambant neuf, une 2.55 m que je viens tout juste d'acheter à Eugen,le père de Bjorn, et cette petite bombe se montre très efficace lors des top turns ou des cutbacks, un détail qui aura toute son importance un peu plus tard dans la journée...


Après un petite heure de rollers endiablés, je rentre sur la plage pour y apercevoir le maître des lieux, Jurgen Honscheid. Après une carrière bien remplie (nombreuses victoires, comme celle obtenue devant un Robby Naish médusé en slalom lors de la Word Cup de la Torche en 1983, ou bien grosse frayeur lorsqu'il se brisa deux vertèbres cervicales lors d'un mauvais jump dans la furie de la Mer du Nord à Sylt), l'allemand s'est retiré tranquillement sur Fuerte avec femme et enfants. Il possède un petit magasin de de vêtements à Corralejo, et continue de shaper dans le village de Lajarès les flotteurs customs North Shore. A plus de 30 ans, il n'a rien perdu de son aisance dans les vagues, et aujourd'hui, il a opté lui aussi pour une petite session à Glass Beach.


Le temps de gréer sa voile et de boucler son harnais, le voici qui enchaîne les rollers et envoie de temps à autres un aerial bien senti lorsque la section s'y prête. Après une petite collation, je décide de le rejoindre sur le plan d'eau un dizaines de minutes plus tard :  ce n'est pas tous les jours que l'on peut partager une session avec une légende du windsurf !


Le hasard fait que nous sommes bord à bord à loffer dans la houle lorsque que je m'apprête à faire mon sixième ou septième drop. Jurgen est plus au vent que moi et donc prioritaire : je le laisse alors partir et abattre plein fer sur la vague tandis que j'attrape la suivante vierge de tout rideur. En avant pour un premier bottom et après un off the lip prudent, je découvre à nouveau dans mon champ de vision le germanique qui remonte vers la lèvre pour une tentative d'aerial off the lip. Je ne verrai pas la fin car je m'engage immédiatement dans mon second bottom turn. Celui-ci est trop allongé et ce que je ne sais pas, c'est que l'allemand est tombé et qu'il est en train de se faire brasser profondément dans la machine à laver...

Au moment d'engager à pleine vitesse mon cutback, j'aperçois son équipement à la dérive, mais surtout la tête de Jurgen qui émerge soudainement hors de l'eau quelques mètres à peine devant le nose de mon flotteur ! Il a l'air terrorisé en me voyant arriver si vite, et de mon côté, c'est la panique à bord : je reçois soudainement une énorme décharge d'adrénaline comme dans le  cas d'un freinage d'urgence en voiture.


J'ai réussi à éviter son visage de justesse (10 cm ? 20 cm ?), en appuyant comme un fou sur le rail de ma WaterProof (un grand merci à Carlos Sosa, le shapeur de ces flotteurs, pour la réactivité de ses boards !), et le signe que l'allemand m'a adressé (un pouce levé accompagné d'un très large sourire !) lorsque j'ai remonté la plage à la fin de ma session en disait long sur sa satisfaction d'être encore vivant.


Je dois avouer que pour ma part, j'ai eu les jambes qui ont un peu tremblé à l'idée que mon nom reste célèbre à tout jamais dans l'histoire du funboard. Comme celui qui avait tué Jurgen Honscheid !

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